A L’EPREUVE DES MASQUES

Le port du masque n’est pas seulement inconfortable : respiration difficile, buée sur nos lunettes, frottement des élastiques… Il altère nos échanges. Que masquent nos masques ? Et quelles conséquences sur nos interactions ou notre compréhension des autres ?

Ce qui était impensable il y a quelques mois est devenu presque familier : porter un masque en public. C’est bien mieux que d’être confiné chez soi, privé de tout lien social, et le ridicule ne tue pas, n’est-ce pas ? D’ailleurs, certains en font un objet de coquetterie, en textile divers ; d’autres, un support de messages. D’autres encore optent pour un masque transparent. Car il n’a échappé à personne que le masque couvrait une grosse moitié du visage et nous privait donc de tout un tas d’expressions que nous utilisons couramment dans nos interactions et qui sont émises dans le triangle formé par les yeux et la bouche. Qui voit désormais si, derrière ces petits bouts de tissu, nous sourions, faisons la moue ou tirons la langue ? Comment sommes-nous perçus et que percevons-nous ? Qu’extraire de tous ces face-à-face quotidiens ? Sommes-nous d’accord ou pas d’accord ? Avenants ou distants ? En guerre ou en paix ? Avons-nous envie de déguerpir ou de communiquer ?

Le sourire, notamment, est le premier signe d’apaisement des tensions dans la relation sociale (avec la poignée de main et les embrassades, que l’on s’interdit désormais ; autant dire que nous manquons de signaux de détente en ce moment !). Or, comment déceler un sourire derrière un masque ? Vous avez dû remarquer que notre observation s’est affinée ces derniers mois et nous permet de le faire assez facilement, en fin de compte, car un vrai sourire mobilise les muscles orbiculaires qui plissent les bords des yeux par exemple. Vous avez donc remarqué aussi combien nous nous appliquons à déchiffrer le regard, au-dessus du masque, puisque selon les mots de Cicéron : « si le visage est le miroir de l’âme, les yeux en sont les interprètes ». Mais à part ça… ? Le masque nous prive, c’est certain, de notre capacité habituelle à lire sans mots l’humeur et les dispositions relationnelles de l’autre autant que de communiquer sur les nôtres. Et même si nos mains, nos gestes, notre attitude envoient leurs propres signaux, même si tout notre corps parle pour nous, force est de constater que nous sommes un peu perdus sans visage à décoder. Le visage, premier lieu de la rencontre…

La peur du masque

Dernièrement, j’intervenais auprès d’un groupe d’adultes en situation de handicap, dans une communauté de vie de la région. Chaque mois, nous travaillons ensemble sur des thèmes de la vie affective, relationnelle et sexuelle. Or, après la longue séparation du confinement, le port du masque nous a offert un sujet d’échange inattendu. C’est en entendant le désarroi des participants face à l’obstruction du visage de l’autre, leur difficulté à entrer en communication avec leurs proches et visiteurs, inhabituellement dissimulés, comme « dé-figurés », et toutes les émotions que tout cela suscitait, notamment la peur, que j’ai réalisé la portée de ces masques dans notre actualité.

La peur tout d’abord. Que nous dit-elle ? Je pense à un masque de carnaval qui dissimule une personne et lui permet de se montrer autre. Je pense au grimage des clowns qui peut faire rire ou bien fuir. Je pense aux cagoules qui cachent l’identité, aux maquillages qui travestissent et à toutes les protections (casques intégraux, attributs professionnels, sportifs ou religieux, simples cache-nez) qui dé-personnifient ceux qui les portent. Oui, le port de nos masques protecteurs revêt quelque chose d’inquiétant en ce sens qu’une part de l’autre se dérobe. Il nous rend partiellement aveugle et nous prive d’indices précieux dans la compréhension mutuelle. Il renforce le sentiment de peur de l’autre, déjà présent avec l’épidémie. La peur des enfants vis-à-vis du masque ou celle entendue dans mon groupe de parole s’exprime dans la perte de ces indices et la perte de la vision claire de ce qu’est l’autre à cet instant (content, pas content, hostile ou aimable, dangereux ou non, etc.). Ce que le masque nous cache, ce sont les émotions de l’autre, cette part de son langage qui ne se dit pas mais se regarde et se détecte : comment il va, s’il est bien disposé dans la relation avec nous… La perte de l’expression faciale, non verbale, à l’image du masque vénitien, nous met face à un inconnu indéchiffrable auprès duquel nous avons du mal à évaluer notre sécurité intérieure.

Cela nous ramène à l’importance des émotions (peur, colère, tristesse, joie, surprise, amour, dégoût…) telles qu’elles interviennent dans l’établissement d’une relation. Les émotions qui s’affichent dans nos expressions faciales font passer un message, éclairent notre discours et lèvent d’éventuels malentendus, à l’image des émoticônes que l’on égraine dans nos SMS pour signifier qu’on plaisante ou qu’on est ravi…

© Shutterstock.com/Siberian Art

Elles se lisent dans un regard, un froncement de sourcil, les oscillations de la bouche, la dilatation des pupilles, un rire ou la couleur des joues, et bien entendu dans le corps tout entier (qui se dresse, se tend ou se replie, se courbe), les mouvements des bras, la saillance des muscles ou des poils, etc., ou même à travers la voix. Ce que nous laissons paraître de nous renseigne l’autre et vice-versa : nous interprétons la palette des signaux émis par nos interlocuteurs. C’est un des premiers langages échangés avec les bébés, très attentifs à toutes nos expressions. Nos ressentis accompagnent nos réalités et interfèrent avec notre pensée – parfois de manière conflictuelle. Les émotions jaillissent de notre corps en réaction à ce que nous vivons et comprenons de la réalité qui nous entoure. Difficilement contrôlables, elles disent leur propre vérité ; elles parlent de nous. Se passer d’elles, c’est se passer d’un accès à la profondeur de l’être.

La grande mascarade

Est-ce la raison pour laquelle nous essayons parfois de les cacher ? Si on y réfléchit, il existe des masques de toute sorte : des émotions feintes, des sourires qui voilent l’amertume ou l’ennui, de fausses expressions de joie, des mots qui nient ce qu’on a laissé paraître, des visages impassibles ou « de circonstance », des élans retenus, des regards fuyants, des colères qui font rempart à la tristesse, des provocations qui recouvrent la peur, des comportements désinvoltes qui dissimulent la détresse… Nous avons des codes qui nous permettent de vivre ensemble dans une société fondée sur la raison et le cartésianisme. Le sourire est une politesse et les émotions n’ont pas leur place, nous a-t-on appris, dans n’importe quelle relation ; elles sont de l’ordre de l’intime, réservées à la sphère privée et il serait indécent d’en faire état publiquement. Une idée répandue en outre est de ne pas se montrer vulnérable (ce qui est de l’ordre du « sentimental » ou du « sensible » est assimilé au « fragile »). Enfin, une autre raison de cacher nos émotions est notre libre arbitre : déterminer ce que nous voulons montrer et ne pas montrer de nous. Nous avons le droit de choisir qui recevra ce cadeau que nous faisons en nous confiant tout entiers, authentiques et animés de sentiments.

Que retenir de tout cela ? Peut-être avez-vous entendu comme moi plusieurs personnes dire que le port du masque les rendait sourds… ? Peut-être y a-t-il du sens en réalité dans cet étrange constat ! Avons-nous conscience de ce que tous nos sens mettent d’ordinaire en œuvre pour capter nos interlocuteurs et que, privés de cette part de notre perception, nous entendons forcément beaucoup moins bien ?

Anne de la Brunière – article publié dans le magazine Com’ sur un plateau n°17 – Septembre 2020
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